Un article de Martine van Ditzhuyzen, animatrice sensible.
A l’heure du distanciel et face à la considération comme non-essentielle de la culture, les activités sensorielles et la pratique artistique en présentiel apparaissent d’autant plus indispensables au Faire Ensemble. A l'instar de Sens’art, ateliers sensoriels de l’Université du Nous, cette pratique offre pourtant l’espace nécessaire à la dynamique d’un NOUS plus conscient et plus intuitif, qualités essentielles en ces temps de crise où il est urgent de se réinventer. En attendant de pouvoir dispenser à nouveau aux collectifs citoyens et entreprises nos ateliers sensoriels pour les accompagner, j’espère à cet endroit, partager un peu de mon expérience sur la puissance et l'intérêt de cette pratique créatrice.
L’expérience esthétique est révélatrice de la beauté douloureuse de notre condition humaine.
Gravés dans mon corps, il me reste certains moments clefs de ma pratique artistique en tant que comédienne au théâtre. Ce sont les moments où, sur scène ou pendant des improvisations en salle de répétition, soudainement la grâce m’inonda. De ces expériences intensément physiques, je garde l’impression de m’être dilatée dans l’espace, reliée aux choses et aux êtres, et connectée à quelque chose de plus grand que moi. Dans chacun de mes mouvements devenus fluides et effectués sans effort, je me suis sentie être mue au lieu de me mouvoir. Malgré cette extension spatiale, j’avais chaque fois la sensation d’être au plus proche de mon territoire intime et de toucher à la fragilité de ma condition humaine. Ainsi enrichie de ces expériences particulières, je me suis quelques fois crue être devenue meilleure comédienne. A tort. Et lorsque la confiance en moi m’a manquée, j’ai espéré et imploré la grâce de me revenir. En vain. Chaque fois elle m’est restée inaccessible. Imprévisible et capricieuse, la grâce ne m’a ouvert ses portes que lorsque je ne l’attendais pas. Elle est un cadeau que l’on ne peut ni commander, ni maîtriser. Une belle leçon de gratitude et d’humilité.
Par la pratique artistique on peut vivre, comme je viens d’en décrire les contours, une expérience esthétique que l’on pourrait appeler aussi le flow. L’expérience esthétique peut se comprendre au sens large du terme et n’est pas limitée à l’expérience de la beauté qui est souvent normative. C’est d’abord une expérience sensible qui pour moi nous relie à la douloureuse beauté de notre condition humaine. Quoique puissants, ce ne sont pas seulement ces moments de grâce qui font la valeur de la pratique artistique. La force de cette pratique réside dans le fait qu’elle peut donner corps et sens à ce qui est absurde et douloureux dans notre existence. Si l’art ne change pas le monde, il peut nous ouvrir des portes vers d’autres champs de vision.
La pratique artistique est un espace de vagabondage poétique.
Nous utilisons les médiums artistiques – la danse, le théâtre, la marionnette, le clown - comme des champs d’exploration qui peuvent amener à des transformations individuelles et collectives.
Dans Sens’art, nous proposons une pratique artistique au sein de nos ateliers sensoriels. Dans ces espaces, il ne s’agit pas de travailler à un résultat qui soit montré à un public. Nous utilisons les médiums artistiques – la danse, le théâtre, la marionnette, le clown - comme des champs d’exploration qui peuvent amener à des transformations individuelles et collectives. Dans ce genre de propositions nous ne sommes pas les seul·es. Il y a de plus en plus d'offres en développement personnel qui utilisent la médiation artistique en format multimodal.
On trouve de plus en plus de littérature sur le sujet. Les écrits abordent ces pratiques souvent sous l’angle thérapeutique et essayent d’en mesurer les bienfaits. Dans leur ouvrage sur l’art expressif (Live-Art) Herbert Eberhart et Sally Atkins (1) soulignent que le travail avec des médiations artistiques stimule la cognition, engage les émotions, dépasse les résistances, nous déconditionne de nos automatismes émotionnels et nous amène à conscientiser ce qui jusqu’alors nous était inconscient. Dans son livre sur l’art thérapie, Henk Smeijsters (2) démontre qu’il y a une analogie entre notre affect et les formes artistiques car les deux champs s’expriment et sont perçus au travers des mêmes formes : le rythme, la durée, la dynamique, le tempo, la matière et les images. Exemptés du langage raisonné, ils s’expriment de façon intuitive, sans prérequis et trouvent leur racine et leur puissance dans l’expérience du moment présent. S’appuyer et faire confiance en ces formes sont les bases de l’activité créatrice. Les progrès faits en neurosciences apportent aussi un nouvel éclairage sur les processus physiologiques chez les individus pendant la pratique artistique. L’art solliciterait différentes sphères de notre cerveau et nous ouvrirait à de nouveaux champs d’expérience et ainsi à des transformations comportementales profondes.
Ces approches scientifiques rendent la pratique artistique légitime. C’est une bonne chose car l’art est souvent considéré comme une non-essentielle. Par ailleurs, ces approches mettent en lumière notre besoin de tout contrôler et de tout expliquer. Quelque part, cela masque le côté magique et la grâce de l’expérience. J’aime à considérer que la pratique artistique est un acte poétique. Elle nous offre un espace sans finalité prédéfinie, une ère de vagabondage, dans laquelle les règles de la planification et du contrôle n’ont pas de sens. Elle questionne, défie ou déroute. Elle inspire, relie, console et oui elle guérit aussi ! Elle est accessible à tous·tes car elle ne demande pas d’aptitude particulière.
Le Présentiel, un phénomène immersif spatial et décuplant
Depuis le début de la crise sanitaire, le distanciel s’est avéré indispensable pour beaucoup d’organisations. Il a permis la continuité de beaucoup d’activités. Pour ce qui est du sensoriel et de la pratique artistique, le distanciel, quoique praticable et en ce moment beaucoup promu, a des désavantages certains.
Assis derrière nos ordinateurs, dans notre espace quotidien, nous vivons le monde de façon fragmentée. Un peu comme le feraient des voyeurs nous scrutons à travers nos écrans dans les aquariums où nos interlocuteurices semblent s’être enfermé·e·s. La caméra de notre appareil nous impose son point de vue exclusivement frontal si bien que nous n’avons pas d’autre choix que de regarder devant nous, scrutant ce monde en miniature. Pour des raisons légitimes de compréhension, nos microphones sont coupés et nous ne partageons pas le même paysage sonore. Aussi, le fait de voir notre image se refléter comme dans un miroir nous fait sortir de notre corps. Nous nous regardons faire et dire. Nous devenons les voyeurs de notre propre image. Pour toutes ces raisons, nous avons une expérience très limitée de la présence des autres et une perception fragmentée de notre propre présence.
Le présentiel est pour moi une condition indispensable de la pratique artistique. Être ensemble dans le même espace, c’est le partager dans la même réalité sensible.
Le présentiel est pour moi une condition indispensable de la pratique artistique. Être ensemble dans le même espace, c’est le partager dans la même réalité sensible. Cet espace, hors de notre espace quotidien, peut être qualifié d’extraordinaire. C’est pourquoi il fait appel à notre corps présent (3) au-delà de nos réflexes et habitudes. Le présentiel est d’abord un phénomène immersif, trois-dimensionnel, où nous communiquons avec les autres par d’autres voies que le verbal et où nous choisissons notre point de vue: devant, derrière, sur le côté, en bas, de dos… C’est une expérience hautement subjective parce que pourtant dans le même espace chacun·e peut décider de sa place et ainsi vivre des expériences différentes. C’est une porte ouverte à la complexité et la subjectivité de l’expérience humaine. C’est faire de nos différences une force, condition sine qua non pour le faire ensemble.
La pratique artistique s’appuie sur une expérience d’abord spatiale. La spatialité nous permet d’aborder le monde autour de nous d’une façon moins rationnelle, moins linéaire. Elle induit une expérience holistique mais à multiples facettes. Et c’est à mon sens important car le monde est devenu trop complexe pour ne l’aborder qu’avec la raison. Le présentiel décuple l’impact de la pratique artistique. Étant et restant une chose vitale, il ne restera pas longtemps un luxe. Pour une pratique artistique prismatique, nous avons besoin de nous rencontrer en live.
Avec un certain désintéressement car loin de l’utilitarisme, ayant pour moteur la curiosité et le plaisir, cette pratique vivante nous invite à un vagabondage précieux, un terrain de jeu pour l’exploration du liveness qui ne se laisse ni contrôler ni anticiper. Dans notre monde particulièrement marchandisé, cette pratique fait contrepoids. Elle nous offre l’opportunité d’une certaine forme de liberté et d’émancipation. Là est peut-être sa force politique.
Relecture : Gabrielle Mirbeau, Marion Cremona
(1) Herbert Eberhart and Sally Atkins, Presence and Process in Expressive Arts work, ed. J. K. Publishers, 2014
(2) Henk Smeijsters, De kunsten van het leven, ed.Veen Media, 2008
(3) Martine van Ditzhuyzen, Trois dimensions pour un corps présent et souverain, septembre 2020 [En ligne] .