Un article de Martine van Ditzhuyzen, animatrice sensible.
Pour activer cette présence, nous travaillons à mettre en corps trois dimensions : la profondeur, la verticalité et l’engagement. Mais à quoi se réfèrent ces dimensions? De quelles façons les aborder, comment les cultiver ? Et que travaillons-nous au travers du corps présent ?
Tout commence par le corps
Dans les espaces qui nous sont familiers tels la maison, notre lieu de travail ou le chemin entre l’un et l’autre, nous faisons des gestes de routine, des gestes qui nous sont habituels. Dans ces endroits, sans trop avoir à y penser, nous savons évoluer. Nous avons internalisé la distance entre les meubles, la place des interrupteurs, la façon dont s’ouvrent les portes et les placards. Nous nous déplaçons dans la rue, en voiture, dans les transports en commun de façon routinière. Nous nous servons de ce que j’appellerai notre corps ‘’quotidien’’.
Pendant les exercices sensoriels pratiqués durant les séminaires de l’Université du Nous et la coopérative HUM!, j’encourage les participant·e·s à cultiver un autre mode de fonctionnement : celui du corps ‘’présent’’. Le corps présent n’est pas le corps quotidien. Il est alerte, réceptif, vibrant et ancré. Là où le corps quotidien utilise ses automatismes, le corps présent, lui, se perçoit et perçoit son environnement en conscience. Pour activer cette présence, nous travaillons à mettre en corps trois dimensions : la profondeur, la verticalité et l’engagement. Mais à quoi se réfèrent ces dimensions? De quelles façons les aborder, comment les cultiver ? Et que travaillons-nous au travers du corps présent ?
La Profondeur comme dimension d’ancrage du corps présent
Pour sentir et vivre notre profondeur, nous devons habiter le poids de notre corps et nous laisser traverser par sa gravité. J’aime m’imaginer descendre dans mes organes, devenir leur plasticité et leur volume. J’aime aussi devenir os, squelette, lourde et compacte. Dans ces moments, je suis souvent envahie par une sensation de stabilité et de confiance. Par la gravité, je m’ancre dans le sol. Cette énergie vers la terre me relie au monde tangible et à la matière.
La sensation de gravité demande du lâcher prise, quelque chose de l’abandon. Dans cette détente, le corps s’ouvre dans sa spatialité. Il s’offre à l’espace sous lui mais également à l’espace latéral, devant et derrière lui. Cette descente dans la matière est le point de départ du corps présent et nous permet de nous connecter physiquement à l’ici et maintenant. Je dirais que la profondeur donne du ‘’volume’’ à notre présence et par là-même à notre expérience.
Dans sa pleine présence matérielle et spatiale, le corps prend conscience d’être assujetti au temps. En effet, toute matière est, à chaque seconde, traversée par le temps et donc en perpétuelle transformation. Se connecter à la profondeur, permet au corps d’avoir non seulement deux pieds bien ancrés dans l’instant présent, mais aussi d’être connecté·e énergétiquement à la mémoire cellulaire, au passé en chemin vers le devenir. Cette sensation d’être traversé·e par le temps nous ouvre une fenêtre sur notre finitude. Dans Le jeu du Tao (1), la matière, le monde de la terre, donne et reprend la vie. La profondeur est ainsi la jonction entre matérialité, spatialité et temporalité, entre être, vivre et mourir.
La Verticalité comme dimension transcendante
Nous vivons principalement debout. Comme les arbres, nous nous dressons vers le ciel. Je me représente souvent une force m’entrainant vers le haut, poussant doucement contre mon palais à l’intérieur de ma bouche comme pour soulever, élever mon corps, lui donner des ailes. La verticalité crée de l’espace entre nos organes, articulations et muscles. Elle donne au corps sa mobilité et sa grâce. Elle est le détachement, la prise de hauteur. Je dirais aussi l’humour.
Avec la gravité qui nous entraîne vers le sol, la verticalité coopère à chaque instant pour nous permettre de nous tenir debout sans nous faire quitter notre ancrage. Autant la profondeur nous relie-t-elle à la mort, autant la verticalité transcende notre finitude en nous connectant à la mémoire cosmique et à ce qui est infiniment plus grand que nous. La dimension verticale est aussi celle de l’intuition. Dans Le Jeu du Tao, j’associerais cette dimension avec le monde de l’eau qui nous connecte avec notre vocation.
L’Engagement comme dimension réceptive et intentionnelle
Travailler à son engagement c’est d’abord conscientiser la qualité réceptive et vibratoire du corps qui nous permet une écoute profonde des autres et de l’espace autour de nous.
Notre corps est poreux. Par nos sens, par notre peau, il boit une foule d’informations sur notre environnement. Notre corps est notre reliance avec le monde vivant autour de nous. Il est connecté avec autrui, avec toutes choses, humaines ou non-humaines. A cet endroit, j’en appelle aux sens, à l'ouïe, la vue, le toucher, l’odorat. Travailler à son engagement c’est d’abord conscientiser la qualité réceptive et vibratoire du corps qui nous permet une écoute profonde des autres et de l’espace autour de nous. C'est écouter pour recevoir plutôt que pour répondre. Mais l’engagement n'a pour moi pas seulement la qualité d'une réceptivité qui serait passive. Il est aussi doté d'une intentionnalité. J’aime utiliser l’image d’un moteur situé dans le bas du ventre qui doucement vibre et qui nous tient en alerte. L’engagement est la vibration précédant le mouvement qui est l’expression, la parole du corps dans l’espace.
Dans Le Jeu du Tao, l’engagement correspond au monde de l’air, ‘’là où l’on offre à son désir le souffle dont il a besoin pour se lancer dans l’espace, dans l’action avec tout son corps, tout son cœur et tout son esprit’’ (1). J’aime aussi cette analogie entre engagement et souffle porteur. Pour moi, l’engagement n’est ni volontarisme, ni héroïsme, ni activisme. C’est une force qui nous traverse et nous porte à travers l’espace. Sa source est au-delà du désir de l’ego. En revanche, la démarche implique toujours une prise de risque. Sans prise de risque, il n’y a pas d’engagement.
Respirer pour trouver l’équilibre corporel
La profondeur, la verticalité et l’engagement peuvent être vécues comme étant en opposition les unes avec les autres dans l’espace-temps de notre senti corporel. Si ces dimensions mettent ainsi le corps en tension, elles le rendent aussi vivant, humain et vulnérable. Car si dans l’absolu, le corps présent s’ajuste constamment pour interagir le mieux possible avec l’ici et maintenant, il n’en reste pas moins que trouver une posture équilibrée entre profondeur, verticalité et engagement n’est pas chose facile.
Dans la pratique sensorielle où j’invite les participant·e·s à se déplacer dans l'espace, je remarque que les corps ont leurs préférences. Ils tendent par habitude, par réflexe ou autoprotection vers l’une ou l’autre des dimensions. Interdépendantes, les dimensions influencent la présence du corps dans l’espace. Si la profondeur prend le dessus sur la verticalité, l’engagement perd sa vitalité car le corps est aspiré par la lourdeur. Je vois alors le corps se courber et se déplacer avec difficulté et lenteur, toujours un peu en décalage du moment présent, comme s’il était plus près de la mort que de la vie. De même, si l’engagement l’emporte sur la verticalité et la profondeur, les mouvements du corps dans l’espace sont déconnectés de la matière du corps. Ils sont alors plutôt au service d’un futur ardemment désiré par l’ego qu’au service d’un devenir qui émerge du potentiel de l’ici et maintenant. Enfin, si la verticalité est l’énergie dominante dans le corps, l'impact des mouvements est insignifiant car détachée de leur ‘’volume’’ dans l’espace. Je vois alors que le corps est surtout dans la tête.
Heureusement, nous respirons. C’est la respiration qui nous permet de voyager à travers les trois dimensions, de faire le lien entre elles et de travailler ainsi à un équilibre adapté au moment présent. Elle est le véhicule de l’attention portée à notre intériorité. La respiration nous aide à descendre dans le corps, vivre notre poids, sentir notre volume. Elle nous guide vers la légèreté, la flexibilité et la grâce. Dans l’action, elle nous prête son souffle en soutenant l’intentionnalité de nos mouvements dans l’espace. La respiration est notre alliée majeure dans la pratique du corps présent.
A la recherche et l’expression de notre souveraineté
La souveraineté est donc une pratique évolutive et sensorielle. Elle est la recherche de cet équilibre délicat entre notre profondeur, verticalité et engagement qui s’ajuste avec le moment présent.
Le travail sur les trois dimensions permet cette connexion à notre corps présent et par là même d’accéder à notre souveraineté. Mais en quoi consiste cette dernière ?
Par La Parrêsia (le franc-parler), le philosophe Michel Foucault nous fait une proposition. Il explique que La Parrêsia est ‘’l’ouverture qui fait que l’on dit ce que l’on a à dire, qu’on dit ce qu’on pense pouvoir dire, parce que c’est nécessaire, parce que c’est utile et parce que c’est vrai.’’ (2). Il ajoute que l’on accède à ce franc-parler par le souci de soi, la connaissance de soi, l’art et l’exercice de soi. Dans le propos de Foucault, La Parrêsia semble d’un premier abord étroitement reliée à la parole. Plus précisément encore à la parole citoyenne car La Parrêsia se pratiquait dans l’Agora Grecque. Cette parole citoyenne s’appuie sur la souveraineté citoyenne.
La souveraineté citoyenne trouve sa source dans la souveraineté individuelle. Et pour moi, cette dernière est d’abord une expérience corporelle. Chez Foucault, c’est dans cette idée de souci et de connaissance de soi que je retrouve le travail de la profondeur. Dans l’utile et le nécessaire, je ressens la reliance avec le monde -base de l'engagement- d’une prise de parole liée à une volonté de coopération, pour œuvrer utilement pour la communauté. Enfin, dans l'idée d’une parole ouverte et franche, je reconnais l’engagement et la prise de risque. Mais j’aime surtout, chez Foucault, la notion d’art et d’exercice de soi. Dans le mot art, je vois une recherche, une pratique de soi-même basée sur une expérience esthétique c'est à dire sensible et intuitive. Dans l'exercice de soi, je lis une introspection disciplinée mais bienveillante.
La souveraineté est donc une pratique évolutive et sensorielle. Elle est la recherche de cet équilibre délicat entre notre profondeur, verticalité et engagement qui s’ajuste avec le moment présent. C’est pourquoi elle fait appel à la pratique du corps présent. Et elle n’est jamais figée puisque le corps est à chaque instant différent, évoluant dans un présent lui aussi mouvant.
(1) D. Boublil et P. Levallois, Le Jeu du Tao, ed. Albin Michel – Tao Village
(2) H-P. Fruchaud et J-F. Bert, Un inédit de Michel Foucault : « La Parrêsia ». Note de présentation, ed. Anabases.