Un mode d'organisation innovant
Sandra Pereira
est ergothérapeute au SEA et actrice engagée de la mise en œuvre d'un mode d'organisation innovant au sein des équipes du SEA.
"La gouvernance partagée dans un service d’ergothérapie ambulatoire en santé mentale est une forme d’organisation innovante et, en même temps, une attitude pertinente pour la pratique qui laisse de la place au changement personnel. Le Service d’ergothérapie ambulatoire en santé mentale à Genève a tenté l’expérience et a bouleversé la structure existante. Avec succès"
Durant 25 ans, le Service d’ergothérapie ambulatoire en santé mentale (SEA) a été dirigé par sa fondatrice avec le soutien d’un comité bénévole. Lorsqu’en 2015, l’ergothérapeute responsable a annoncé qu’elle quitterait prochainement le service, une période de réflexion sur la manière de poursuivre s’en est suivie. Parmi les diverses options envisagées, l’équipe a choisi de se diriger vers une façon innovante de s’organiser: la gouvernance partagée. Ainsi, au printemps 2017, les ergothérapeutes du SEA ont débuté un MOOC proposé par les Colibris et l’Université du Nous et au cours de l’année suivante, elles ont recouru à une accompagnante, Lydia Pizzoglio, en gouvernance partagée pour les soutenir dans ce changement. Ce suivi se poursuit actuellement un à deux jours par an et permet d’approfondir certains aspects de la gouvernance et d’acquérir de nouveaux outils, et poursuivre le travail de posture.
Transition vers la co-responsabilité
Le passage d’un fonctionnement traditionnel, hiérarchique, avec un responsable et une équipe, à une manière de s’organiser basée sur la coresponsabilité, le partage des tâches et des autorités a nécessité un investissement important en termes de temps, de ressources et a généré un changement profond de la culture en place.
Nous avons dû visiter et questionner divers aspects tant liés à l’organisation du service qu’aux expériences et représentations propres à chaque ergothérapeute, notamment celles qui relèvent de la responsabilité, des notions de pouvoir et d’autorité, de l’organisation idéale, du «faire ensemble» ou encore du rapport aux conflits ainsi qu’à l’erreur. Il nous a fallu développer une culture commune et des postures propres à la gouvernance partagée, apprendre de nouveaux outils et processus, définir un cadre d’équipe ainsi que construire notre design de gouvernance.
Un accent particulier est mis sur le cadre d’équipe qui se veut respectueux, bienveillant, non-jugeant et offrant de la sécurité ainsi que sur des postures individuelles spécifiques telles que la prise de responsabilité y com- pris de ses propres émotions et de ses besoins; l’authenticité vis-à-vis de soi ainsi que vis- à-vis de l’équipe; des prises de parole concises, claires et non inductives ou encore d’une écoute active qui accueille l’autre et le soutien l’autre par des questionnements et par des reformulations.
Les rôles et leurs redevabilités
Les responsabilités sont à présent distribuées entre tous les membres de l’équipe, de manière explicite et visible grâce aux rôles (entités qui ont pour fonction de remplir certains besoins de l’organisation) et aux redevabilités propres à chaque rôle (les responsabilités et les tâches attendues concrètement qui clarifient la mise en œuvre du rôle).
Les rôles et leurs redevabilités, le fonctionnement en cercles et les règles représentent les éléments fondamentaux du fonctionnement de la structure (cf. schéma). Les rôles évoluent continuellement selon les besoins des personnes qui les énergétisent ou de l’organisation. Par exemple, le départ puis l’arrivée de deux collègues a conduit à la création du rôle marraine. Actuellement, les six ergo- thérapeutes de l’équipe énergétisent une vingtaine de rôles. Elles sont souveraines pour décider et agir dans leurs périmètres d’autorité, y compris en demandant du soutien, en déléguant certaines tâches ou en faisant évoluer leurs rôles. Il existe une séparation entre les rôles et les individus, un rôle pouvant être créé, assumé, attribué ou transmis à une personne lors des ré- unions de gouvernance.
Les règles claires soutiennent le fonctionnement de l’organisation dans le sens où elles offrent une structure et de la sécurité. Tout comme les rôles et les redevabilités, elles ont déjà évolué à plusieurs reprises depuis le passage dans ce mode de gouvernance selon les besoins des membres de l’équipe et ceux de l’organisation.
La pratique des cercles
La pratique des cercles favorise la visibilité des différents rôles et soutient les rapports d’équivalence. Elle est utilisée lors des diverses réunions ou groupes de travail et offre un espace favorable à l’émergence de l’intelligence collective. Il est attendu de chaque membre du cercle de respecter le cadre d’équipe, de faire preuve de souveraineté en abordant les tensions ou les besoins qui relèvent du groupe, en nourrissant le cercle de son point de vue de manière authentique ou encore en faisant part de ses objections lors des propositions soumises à validation.
La manière de prendre les décisions au sein du SEA a constitué un changement majeur dans notre fonctionnement. Auparavant, les décisions se prenaient à la majorité, parfois elles reposaient davantage sur la responsable d’équipe mais le plus souvent, elles résultaient d’une recherche de consensus, longue et laborieuse. Aujourd’hui, l’équipe a appris des processus spécifiques à de nouvelles manières de décider pertinentes avec la gouvernance partagée. Ainsi, nous décidons fréquemment en pleine autonomie dans l’exercice de nos rôles, sans ou après une sollicitation d’avis auprès du reste de l’équipe. Il est aussi possible d’utiliser des processus spécifiques comme l’élection sans candidat·e·s pour l’attribution d’un rôle et le plus souvent, nous recourrons à la prise de décision au consentement. Il est important de préciser que la gouvernance partagée est au service de la raison d’être du SEA mais n’est pas un but en soi. Divers outils et processus soutiennent la structuration du service. Une attention particulière est donnée à la posture de coopération des membres de l’équipe, à la clarté et à la transparence ainsi qu’à s’offrir des feed-back, de la reconnaissance et à célébrer le chemin parcouru.
Changer l'organisation signifie changer soi-même !
Instaurer un climat de bienveillance
Vivre l'intelligence collective
Renforcer la vision méta
Écueils et défis
Même si aujourd’hui, nous sommes très satisfaites de ce changement de gouvernance et un retour en arrière ne nous semble pas envisageable, il nous paraît important de décrire les principales difficultés rencontrées, les écueils de ce mode de gestion ainsi que les défis à relever.
Tout d’abord, la gouvernance partagée requiert du temps et des ressources. Il n’est pas possible de mener de front un changement de gouvernance et différents autres projets d’envergure, car le risque de démotivation et de désengagement existe tout au long du processus. Il est précieux de le repérer puis d’agir en conséquence. Avancer par des petits pas concrets et célébrer ce qui a été réalisé s’avère alors être d’un grand soutien.
Il est aussi essentiel de prendre le temps nécessaire pour que les membres de l’équipe se sentent en confiance, qu’elles puissent adhérer aux changements et développer une culture commune.
Comme cela a pu ressortir dans les lignes précédentes, un engagement au niveau individuel est primordial, car ce type de gouvernance demande de la conscience de soi, du travail sur ses représentations et ses croyances ainsi que de la discipline et de la rigueur. Les problèmes préexistants, qu’ils soient interpersonnels ou dans la gestion du service, n’ont pas été réglés miraculeusement par le passage à la gouvernance partagée. Bien au contraire! Ils ont été davantage mis en évidence et il a fallu s’en occuper sérieusement notamment dans un espace de supervision s’appuyant sur la régulation émotionnelle et la communication non-violente.
SEA – SERVICE D’ERGOTHÉRAPIE AMBULATOIRE EN SANTÉ MENTALE
Le Service d’ergothérapie ambulatoire en santé mentale (SEA) est une association à but non lucratif, créée en 1993, dans un contexte politique qui favorisait le développement des soins à domicile dans le canton de Genève. Sa mission est de proposer des soins d’ergo- thérapie aux personnes fragilisées dans leur santé psychique, par exemple en leur permettant d’investir leur domicile ainsi que les espaces de proximité, en les aidant à reprendre confiance dans leurs compétences et leurs ressources, en favorisant le développement d’habiletés relationnelles ou encore en privilégiant des activités et des routines favorables à la santé.
Conclusion
La manière de s’organiser au sein d’un service d’ergothérapie a inévitablement un impact sur le travail accompli. Ainsi, au SEA, nous proposons une ergothérapie orientée sur la communauté, empreinte des aspects associatifs, de la gouvernance partagée et nourrie de valeurs autour du «faire ensemble». Nous prenons soin du "chemin autant que du résultat", comme dirait l'Université du Nous.
La place des émotions et le fait de rendre visible ses enjeux personnels dans un cadre sécure et bienveillant participent grandement à la santé de l’équipe et sont au service de l’organisation et de sa raison d’être. Bien entendu, il s’agit d’une façon engagée d’exercer notre métier mais aussi d’une autre manière d’être au monde et de prendre part à la société. Ces nouvelles postures et apports exercés et développés en équipe dans les aspects liés à l’organisation du service, nous les partageons avec nos patient·e·s, nos familles et au sein des différents espaces de nos vies. C’est confiantes en notre résilience, agiles dans notre capacité à nous adapter aux changements présents et futurs, et joyeuses de faire partie de cette gouvernance que nous nous entrons dans la quatrième décennie de ce service d’ergothérapie si singulier.
Merci à Sandra Pereira pour son travail de documentation et de recherche ! Bravo à toute l'équipe du SEA pour leur engagement ! Bravo à l'association suisse d'ergothérapie pour leur travail !