Article en 2 parties écrit et traduit de l'anglais par Yves Abanda, membre de l'Université du Nous. Partie 1 ici.
Partie 2
"Comment ton modèle peut-il nous aider à comprendre ce qu’est ou n’est pas la santé ?"
Ce qui m'a frappée lorsque j'ai élaboré ce modèle alors que j'étais dans le Transition Movement, c'est l'omniprésence des paires d'archétypes dans les différentes façons de comprendre la santé.
Par exemple, j'avais appris beaucoup au sujet de l'amour et de la volonté. C'est ce qui ressortait de ma formation de thérapeute: qu'un être humain qui a développé son aptitude à aimer et développé son aptitude de volonté possède un certain degré de santé. Souvent, les gens se concentrent sur l'un et ont besoin de renforcer l'autre afin d'acquérir un meilleur sens de l'équilibre et de la santé en tant qu'humain.
J'ai posé la question à un.e praticien.ne de médecine chinoise qui m'a répondu que le yin et le yang étaient les éléments essentiels de la santé.
C'est l'essence de la santé en médecine chinoise, l'équilibre entre ces deux qualités, ces deux archétypes.
J'ai été l'élève de Sobonfu Somé du peuple Dagora du Burkina Faso, et une de ses façons d'aborder la santé était de parler du feu et de l'eau en équilibre, deux éléments de leur cosmologie.
Ce que j'ai constaté dans le mouvement de transition, c'est qu'il y avait une polarisation entre les personnes qui se concentrent sur l'être, l'aspect intérieur de la transition, du changement, et les personnes qui se concentrent sur le faire, l'aspect extérieur du changement. Et que ces personnes se scindaient souvent en groupes à part. Ces archétypes avaient tendance à se cliver, par exemple, entre un groupe qui voulait passer à l'action, aux projets, et un groupe qui se concentrait davantage sur le processus et sur la manière dont nous nous y prenions pour atteindre nos objectifs.
Cela m'a profondément intéressé. J'avais cette impression que la santé pourrait être manifeste dans un système, un individu, un groupe où ces deux archétypes sont en quelque sorte en relation, en équilibre, où ils ne se clivent pas. Surtout si ce clivage est source de burnouts: ces derniers étaient rampants à cette époque dans le mouvement de transition.
Et je vois cela comme un phénomène mondial à l'heure actuelle.
Nous brûlons la planète, nous brûlons (burn) les gens. Du travail organisé, des cultures organisationnelles qui causent un burnout généralisé.
Pourquoi ? Pourquoi faisons-nous cela ? Qu'est-ce qui est tant déséquilibré pour que nous soyons à l'origine de ce genre 'non-santé' ?
"C'était remarquable pour moi d'entendre pendant l'atelier que ce ‘clivage’ se produit à la fois au sein des individus et des groupes. Cela a éveillé ma curiosité.
Peux-tu nous en dire plus sur la santé dans les groupes ?
Un jour, quelqu'un du Centre pour l'Ecologie Humaine en Hollande m'a fait part d'un modèle, d'un enseignement. Je ne sais plus exactement d'où il provenait, mais je me souviens qu'il leur avait été apporté par une personne autochtone. L'enseignement dit que la vie de groupe comporte trois dimensions.
La première est le champ des relations.
L'archétype, si vous voulez, de l'amour, de la confiance : avons-nous profondément confiance les un.es les autres pour voyager ensemble ?
La deuxième dimension est celle de la tâche.
Qu'est-ce que nous sommes venus faire ici ? Quelle est notre mission, notre action, ce qui va vers l'extérieur ?
Et puis la troisième, qui maintient en quelque sorte ces archétypes en relation, c'est celle de nos structures, nos processus, nos rythmes, nos habitudes, la culture organisationnelle. C'est cette conscience qui nous pousse à prêter attention aux relations lorsque c'est nécessaire, qui nous pousse à nous concentrer sur la mission lorsque c'est nécessaire.
Je pense que c'est un très beau modèle, ces trois éléments. Et je pense que la carte Healthy Human Culture incarne cela, comme une composante de ce qu'est la santé. Je parle parfois de cinq qualités que nous possédons lorsque nous sommes en bonne forme, en groupe comme individuellement.
Peut-être les nommerez-vous différemment :
- Nous sommes ressourcé.es, nous avons assez.
- Nous sommes empuissancé.es (empowered),
nous avons du pouvoir de, de l'impact, non pas que nous prenions le pouvoir, mais lorsque nous faisons des choses, cela a un effet sur le monde qui nous entoure.
- Nous sommes valorisé.es, nous nous valorisons les un.es les autres et notre travail est reconnu.
- Nous sommes en sécurité - nous pouvons exister dans un lieu de confiance.
- et nous sommes connecté.es.
Si nous possédons ces cinq qualités, dans l'ensemble, nous nous portons bien.
Mais lorsque nous nous sentons dans la pénurie ou l'insécurité, nous commençons à déclencher notre état 'd'activation'. Bien sûr, il est parfois nécessaire d'être dans cet état pour faire face à une urgence...
Mais comment revenir ensuite à l'autre état, cet état essentiellement de confiance et de bien-être dans la vie ?
Peut-on aussi se demander ce qui nous en éloigne ? Avant de devoir revenir, ton modèle nous informe-t-il ou attire-t-il notre attention sur ce qui nous éloigne de la santé ?
Oui, la réponse simple, je pense, c'est que lorsque des choses très stressantes se produisent - il peut s'agir de choses choquantes, violentes ou accablantes... Il peut s'agir d'un stress émotionnel, physique, sexuel, d'une menace ou d'un événement d'une autre nature. Il peut s'agir d'un stress chronique lié à des échéances professionnelles interminables. En tout cas, lorsque quelque chose provoque un état de saturation dans notre système, en tant qu'individus ou en tant que groupes. À un moment donné, nous avons besoin d'un processus de récupération. Nous devons restaurer notre énergie. Mais si nous avons été en état de combat, de fuite ou de paralysie, ces états d'urgence du système nerveux, nous avons également besoin d'en évacuer les résidus.
Ne soyons pas dupes : je pense que dans les cultures en bonne santé, nous entrons également dans ces états d'activation, de saturation. La vie est pleine de défis. Elle présente nombre de difficultés, mais dans ces cultures en bonne santé il existe une sorte de chemin de retour collectif où les personnes blessées, stressées ou menacées sont 'ramenées' par d'autres membres de la communauté. C'est l'un de ces rituels, processus, habitudes, vous savez, un rythme qui est intégré à la vie de la communauté. Et je pense que lorsque nous nous éloignons considérablement de la santé, nous perdons ces voies de retour.
Les blessures surviennent alors, et il n'y a pas de réparation.
Cette notion de 'voies de retour' comme essentielle dans une culture en bonne santé, a été très, très utile pour de nombreuses personnes qui ont interagi avec ce modèle. Il peut s'agir simplement de respirer, de passer 10 minutes à l'extérieur, de mini-chemins de retour, pour prendre conscience de mon corps et me détendre.
Mais il peut aussi s'agir d'un grand processus de résolution de conflits, ou d’une cérémonie de deuil collectif.
Je dirais que le processus de vérité et de réconciliation en Afrique du Sud a été leur tentative de retour collectif après le traumatisme collectif de l'apartheid. Je vois des personnes qui essaient de créer des voies de retour de différentes manières et à différents niveaux d'échelle. On peut parler de guérison, de toutes ces modalités et tentatives de guérison. Elles tentent de ramener quelque chose qui a été blessé, endommagé, vers la santé.
"Ce que j'ai aussi apprécié dans cet atelier, c'est l'accent que tu mets sur le fait que les traumatismes ne se produisent pas dans le vide. Les traumatismes se produisent au sein d'un tissu communautaire. C'est pourquoi les voies de retour à la santé peuvent ou doivent souvent impliquer la communauté."
Pour les personnes souffrant d'un véritable syndrome de stress post-traumatique, pour ne citer qu'elles, je pense qu'il est impossible de revenir seul. En réalité, une des conséquences d'un traumatisme est la réorganisation du système nerveux, de vos états de l'esprit-corps-sentiments, en un état de survie. Ce qui est très évolué ! Ce qui est sage... Dans de nombreuses circonstances, pour survivre, il peut être nécessaire d'entrer en état d'alerte, à l'affût des menaces, ou de se comporter d'une certaine manière pour apaiser les gens qui ont plus de pouvoir que nous et qui ont le pouvoir de nous menacer, de nous blesser ou même de nous tuer. Ces schémas de comportement appris par notre corps peuvent être très, très importants pour la survie.
Et la question est la suivante : lorsque nous sortons de cet espace de menace, y a-t-il une voie de retour ?
Je pense que ce que tu dis est tout à fait juste. Nous ne pouvons pas toujours le faire seuls. Il se peut donc qu'un groupe puisse trouver seul un chemin de retour après son traumatisme. Mais dans les faits, il est souvent très utile qu'il y ait une ressource extérieure qui offre un soutien, un espace, une écoute, une syntonie, afin que ce traumatisme puisse être traversé, métabolisé.
Il peut alors devenir quelque chose d'incroyablement renforçant.
A mon sens, cette carte nous dit que lorsque nous rencontrons des situations très difficiles, et que nous parvenons à trouver une voie de retour vers la santé, nous apprenons quelque chose de très profond sur notre reliance, notre résilience, notre aptitude. Et en tant que communauté, on développe une incroyable capacité à relever les défis.
Mais ce chemin de retour, vers un espace de confiance, où l'on peut ressentir, accéder à nos sentiments, et à notre faculté de détente pour que nos systèmes nerveux puissent se calmer, est vraiment crucial.
" Merci, Sophie. Cela m'amène à deux choses pour conclure cette conversation. La première est une illustration : la pandémie de COVID nous a fourni un terrain propice pour nous poser ces questions. Il est facile de penser au système médical et aux hôpitaux, n'est-ce pas ? Quelles voies de retour vers la santé dans les systèmes qui ont été ébranlés par le COVID? Pour les organisations, les personnes qui ne se rencontrent plus comme avant, ne se font plus confiance comme avant ? "
"Enfin si quelqu'un.e est curieux.se à propos de ton travail, où peut-iel en apprendre davantage ? "
Je pense que tu as tout à fait raison au sujet du COVID. Cette pandémie a brisé tant de liens. Provoqué un stress énorme pour tant de personnes, une surcharge de travail, un isolement sous différentes formes.
Que pouvons-nous faire pour réparer cela ?
Comment retisser nos relations ?
J'ai un site web, healthyhumanculture.com. Nous y postons des ressources et organisons régulièrement des voyages apprenants sur plusieurs mois. Le dernier a démarré en octobre, et nous en annoncerons des nouveaux en 2024. Je vous invite à regarder les vidéos qui se trouvent sur le site web et à participer à un voyage apprenant si vous souhaitez approfondir.
Nous organisons parfois des sessions ponctuelles, des ateliers d'introduction.
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J’espère que cette mise en bouche du modèle de Healthy Human Culture avec Sophy aura aiguisé ta curiosité autant que la mienne, et généré plus de questions que de réponses. C’est une réflexion que je t’invite à poursuivre sur leur site et dans leurs activités. Si l’anglais ne t’es pas accessible, Sophy pourra te mettre en lien avec des personnes qui ont suivi le voyage d’apprentissage qui s'est déroulé en français l'année passée. Elle réfléchit déjà à la traduction des ressources de Healthy Human Culture en français.
Dans ce teaser, nous avons abordé des sujets tels que la santé en tant qu’équilibre entre des polarités archétypales, ce qui nous éloigne de cet équilibre, les nécessaires 'états d'activation' et la quête des chemins de retour vers la santé. Mais aussi la vulnérabilité, la douleur et la survie, et la responsabilité collective de leur donner une place ou non dans nos processus, de réfléchir collectivement aux chemins de retour … et la résilience qui s'en dégage, mais qui nécessite parfois un coup de pouce de l’extérieur.
Et toi ? En as-tu vécu, des chemins de retour ?
La conversation avec Sophy a ravivé ma flamme d'intérêt pour les systèmes et les cercles restauratifs, dont on a beaucoup parlé avec des collègues ces derniers temps. De ce qui m’y parait 'sain', accessible et lointain à la fois, et de ce qui relève possiblement de mon fantasme à leur propos. Elle m'a aussi rappelé nombre de souvenirs collectés auprès de communautés autochtones, en Afrique et en Amérique du nord. Du rôle primordial que souvent y jouaient cérémonies et rituels, avec cette conscience particulière du collectif et du soin - parfois nommé " la médecine". Mon ami et mentor Konkankoh, du peuple Bafut au Cameroun me disait: "On reconnaît le coeur d'une société, d'un groupe, à sa façon de s'occuper de ses membres les plus vulnérables".
En écrivant ces mots, je pense au contraste entre ces pratiques et la modernité qui chante les louanges de la liberté individuelle.
Plus personnellement, le modèle Healthy Human Culture et les questions de Sophy m’ont ému, à la mesure de la profondeur des blessures coloniales qui strient mon inconscient familial. Il me semble que nombre des chemins de retour vers la santé des miens se sont dérobés sous le poids des traumatismes passés et du silence. Et j’ai pu voir aux premières loges quelle culture du pouvoir cela a renforcé dans des cercles qui me sont chers. Une culture abruptement patriarcale du sacrifice, d'où ni dominant.es ni dominé.es ne sont sortis indemnes - bien qu'en métabolisant la douleur à leur façon. Un repoussoir qui m’a mené, avec un peu de naïveté au départ, dans ma quête d’un faire ensemble autrement que je poursuis aujourd’hui à l’Université du Nous.
Écriture : Yves Abanda, membre de l'Université du Nous.
Traduction de l'interview anglais-français : Yves Abanda, avec soutien de deepl.com
Crédits photos : images générées par AI avec Canva