Un article de Romain Vignes, membre de l'Université du Nous.
24 Juin 2022, festival du Film Français d’Aix les Bains, projection du film d’Ivan Calberac, “La Dégustation”. Ça y est, c’est parti ! Je vais enfin voir ce film qui a déboulé dans ma vie. Voir le résultat à l’écran.
La salle est immense, à moitié remplie. Environ 600 personnes sont présentes. L’animateur du festival appelle l’équipe de “la Dégustation” sur scène : Ivan Calbérac, réalisateur, Bernard Campan, comédien, Eric Viellard, comédien, Isabelle Grellat, productrice. Il présente le film, et questionne Ivan sur le travail de réalisation.
Louise B, ma compagne est à mes côtés. Elle me prend la main et me demande si ça va. Oui, bizarrement, ça va. Un peu le trac, tout à fait gérable pour le moment, mais je crains que la panique me gagne lorsqu’Ivan m'appellera pour monter sur scène. Que le temps de sortir de l’allée et de descendre les marches, mon coeur s’emballe… Qu’une fois sur scène je n’arrive pas à respirer normalement, à parler normalement, à me tenir debout, bien planté dans mes pieds… Vais-je raconter cette histoire improbable, sans me presser, ni me perdre dans des détails inutiles ?
Vivre l’expérience du dépassement de soi avec l’Université du Nous - UdN
Je mesure le chemin parcouru pour arriver là, pour que l’anxiété à l’idée de parler dans quelques minutes devant un public si nombreux ne soit à cet instant qu’une éventualité, et pas, déjà, une réalité étouffante. Car je viens de loin, de très loin. Du pays des timides, du pays des taiseux, où ce genre d’exercice est un supplice.
L’expérience que propose de vivre l’Université du Nous est différente pour chacun·e. Elle vient te chercher là où tu as besoin de grandir, de sortir de ton ombre. Pour certain·es, ce sont les processus de gouvernance partagée qui sont les plus confrontants, pour d’autres les exercices corporels. Pour moi, cela a toujours été la dimension artistique, scénique.
Je me souviens de mon premier Atelier du Nous - AdN, séminaire phare proposé par l’UdN depuis 12 ans, en tant que participant. C’était en août 2011 aux Garins, dans le massif des Bauges. Laurent VD, capitaine de ce séminaire, a lancé la soirée du 3e jour, avec un objectif : faire une improvisation conte/théatre. Je suis monté sur scène avec quelques autres intrépides. J’ai essayé et je me suis planté, littéralement. Planté au milieu de la scène, incapable de bouger, de parler. J’étais figé jusqu’à ce qu’une participante, dans le public, se lève et me donne une porte de sortie digne, m’aide à revenir dans mon corps et dans le jeu avec les autres. J’en ai pleuré toute la nuit, à la fois de ma difficulté à faire ce genre d’exercice, mais aussi de la main tendue pour dépasser ce qui me paraissait, à l’époque, insurmontable.
Je ne savais pas à cet instant que ce n’était que le début de mon histoire avec l’UdN et qu’elle n’aurait de cesse de mettre sur mon chemin d’autres expériences, d’autres montagnes à gravir et d’autres mains tendues, pour libérer, pas à pas, mon pouvoir créateur. Improviser dans l’espace avec la pratique du Chœur et du Héros de Martine, improviser avec la matière au sein de ses ateliers marionnettes, découvrir mon clown avec Alain etc.
Depuis que j’ai 20 ans, je m’accompagne à la guitare, principalement des reprises et quelques compositions. Un plaisir transmis par mon père, rarement partagé avec d’autres, car qui dit public, même petit, dit souffle court, mains moites, pertes de mémoire. C’est évident, ce n’est pas pour moi ! Et pourtant, de séminaire en séminaire UdN, je me suis mis à pratiquer l’impro avec mes collègues, à animer des soirées “Cercle d’orchestre” , où les participant·es non musiciens me scotchent de courage et de lâcher prise ; et petit à petit, j’ai commencé à me détendre, une guitare à la main.
Alors je me suis lancé un défi, avec ma compagne en témoin : pour mes 44 ans, je ferai mon premier concert devant un vrai public ! Mais c’était sans compter sur la Covid, mon anniversaire fut confiné. Quelle belle excuse pour échapper à mon engagement !
De l'AdN au grand écran, l'histoire improbable d'une chanson “yaourt”
Septembre 2020 - AdN Landes à Pontenx-Les-Forges post-confinement
C’est le dernier jour de cet AdN, je prends ma guitare pour accompagner l’exercice sensoriel du Souffle des Bambous, animé par Sam. Une expérience de reliance sensible, pour inviter chaque personne à entrer en résonance, à ressentir les interdépendances, à écouter le subtil. Comme souvent pour cet exercice, je joue une chanson que j’ai composée, qui parle d'humanité, de son ombre et de sa lumière. Elle m’est venue comme une évidence, sans chercher, sans réfléchir. Elle m'est venue dans une langue inventée, comme un chant de consolation universel et intemporel, qui me permet d’improviser à chaque fois des sonorités, des intonations, des rythmes de mots différents, et de me laisser porter par l’émotion qui me traverse dans l’instant. Louise Ollier, ma collègue, se joint à moi pour improviser des chœurs, et accompagner le mouvement des corps. La complémentarité de nos voix est surprenante, le temps semble suspendu par la grâce de ces mouvements et ces rencontres d’humains et de notes.
La journée et l’AdN se termine. Encore un magnifique voyage. Alors que nous rangeons, Ivan, l’un des participants, vient me voir pour me dire qu’il avait été très touché par notre duo du matin. Ses yeux pétillent quand il comprend qu’il s’agit d'une composition personnelle. Il me confie qu’il est réalisateur de film et souhaiterait l’utiliser dans son prochain film.
Je suis touché, flatté et en même temps, à ce moment-là, je n'y crois pas vraiment.
Pourtant, il me rappelle, dès le lendemain, afin que je lui envoie un enregistrement. Puis, il me propose de venir à Paris pour enregistrer ma chanson dans le studio pro de Laurent Aknin, compositeur de toutes ses musiques de film. Il faudra attendre janvier et la fin du 2e confinement, pour que cela puisse se faire.
Un mois plus tard, Ivan me rappelle. Il a eu l’aval de la production, elle est d’accord ! Pas seulement pour la mettre dans la BO du film comme je l’imaginais, mais pour modifier le script et ajouter une scène dans laquelle Isabelle Carré viendrait à mon concert, pour m’écouter chanter.
- T’es sérieux là ? Isabelle Carré qui vient à mon concert ?
- Oui tout à fait, c’est même un tournant du film !
Le tournage se déroule en avril 2021. Durant deux mois, je découvre les coulisses du cinéma, le nombre gigantesque de personnes et de rôles qui se mobilisent pour que tout soit prêt. Et tellement de questions auxquelles je suis bien incapable de répondre.
- C’est quoi le nom de votre groupe ? Heu…. je n’ai pas de groupe.
- Alors votre nom de scène, d’artiste ? Je n’ai pas de nom de scène et pas d’idée fulgurante qui me vienne, alors on a qu’à garder Romain Vignes !
- Et le nom de la chanson ? Je ne sais pas, je n’y ai pas vraiment réfléchi. Sur un vieil enregistrement que j’avais fait au téléphone, je vois marqué Uman. Ok ça sera Uman.
- Habituellement comment vous habillez-vous sur scène ? Bah habituellement, je ne monte pas sur scène !
C’est drôle, et à chaque fois mes interlocuteur·ices sont surpris·es, touché·es par cette histoire et très soutenant·es avec moi.
Plus on avance, plus ça se précise. On m’envoie le script de la scène. Je chanterai en playback sur l’enregistrement fait en janvier. Il me faut donc apprendre par cœur ce chant au "yaourt” que j’ai improvisé il y a plusieurs mois, alors j’écoute l’enregistrement en boucle et je retranscris ce que j’entends sous forme d'onomatopée.
J’ai très peur à l’idée de ne pas réussir à m’en souvenir le jour J (pas facile de mémoriser des sons plutôt que des mots), de bloquer comme durant mon 1er AdN, et en conséquence de faire galérer tout un plateau de cinéma avec technicien·nes et figurant·es. Ça fait au moins 100 personnes qui vont potentiellement me détester !
Le jour J, malgré une montée de stress dans le métro qui m’amène sur le lieu du tournage, je me détends progressivement. L’accueil est chaleureux. Dans la loge avec Bernard Campan puis dans une voiture avec Isabelle Carré, nous parlons de ce que je fais à l’UdN et de la hiérarchie dans le monde du cinéma. Parler de choses connues me réconforte, me redonne confiance.
Au premier repas, Ivan m’explique la scène et la technique : ils vont monter une grue dans la salle de concert pour faire un plan séquence, avec un travelling avant sur moi, puis un travelling dans l’autre sens pour arriver sur Isabelle Carré.
Je prends conscience que je serai vraiment à l’image. Je me dis alors que je n’ai pas le droit à l’erreur, mais Ivan me rassure. Nous reprendrons la scène autant qu’il le faudra. Le cinéma est une affaire de patience !
J’ai réussi ! Je n’étais, certes, pas complètement détendu, mais j’ai assuré le playback. Pour des raisons de mise en scène, plusieurs prises ont été nécessaires. Aucune à cause de moi ! C’était une soirée passionnante. J’étais comme un gosse qui découvre l’immensité du travail nécessaire pour faire une scène, les 300 décisions prises chaque minute, notamment par Ivan, tous les rôles en interaction au sein de cet organisme vivant.
Une avant-première sur scène et sans pression
L’animateur conclut la présentation du film et annonce la date de sortie au 31 août. Tant pis ou tant mieux pour moi, je resterai assis confortablement sur mon siège.
Mais c’était sans compter sur Ivan qui l’interrompt pour me présenter et m’inviter sur scène. J’y vais, je monte sur scène et je me sens bien. On raconte toute cette histoire avec Ivan, simplement, comme ça vient. C’est drôle et léger.
Enfin, Ivan explique que lors des 12 avant-premières, plusieurs personnes sont venues le voir pour connaître le nom de ma chanson et dans quelle langue elle a été écrite. Il annonce que la production réfléchit à la diffuser sur des plateformes.
Cette histoire ne semble être pas être finie. Je ne sais pas ce que la vie me réserve encore comme surprise, mais j’ai désormais en moi deux expériences de scènes réussies, qui me serviront d’ancrage pour toujours.
Je sais aussi qu’il y aura toujours des mains tendues pour m’aider, des regards bienveillants pour me faire voir ce qu’il y a de beau dans le fait de dévoiler l’artiste qui sommeille en nous. Car ce qui touche au cœur, ce n’est pas tant la performance que le saut dans le vide d’une personne qui monte sur scène avec toutes ses fragilités. Et j’aurais à coeur de tendre la main, au sein des Ateliers du Nous ou ailleurs, à celles et ceux qui débutent ce chemin de libération de leur enfant intérieur pour les encourager à partager leur lumière et ce qui les fait vibrer.
La Dégustation, un film d’Ivan Calbérac. Sortie en salle le 31 août 2022.
Avec Isabelle Carré, Bernard Campan, Mounir Amamra, Eric Viellard, Olivier Claverie
Écriture : Romain Vignes, membre de l'Université du Nous.
Crédits photos : Jean Gaschet, Louise Boyer., Catherine Boyer
Relecture : Marion Cremona, Gabrielle Mirbeau, Laurent Burget